En quelques jours la bataille des frontières est terminée. Les offensives de Joffre (malgré quelques succès) et dans les Ardennes, (malgré quelques jours en territoire belge) ont échoué, tandis que le plan Schlieffen qui a prévu la violation de la Belgique, 54 divisions allemandes se «ruent» sur notre sol en un grand mouvement enveloppant.
Le but de Von Moltke est en effet d’encercler les armées françaises. Joffre doit ordonner le repli.
Un coup de tonnerre éclata dans le bleu ensoleillé de l'été impavide. «La situation de notre front, de la Somme aux Vosges, est restée aujourd'hui ce qu'elle était hier. Les forces allemandes paraissent avoir ralenti leur marche». C'était le communiqué officiel du 29 août 1914. Dans les villages, le communiqué était lu à haute voix. Le garde‑champêtre lisait à voix forte, avec l'accent du cru. Ce jour‑là, quand il eut fini, beaucoup qui espéraient avoir mal entendu lui firent répéter les mots incroyables: «De la Somme aux Vosges... »
Quelques jours plus tôt, l'entrée en Alsace avait soulevé les cours les poteaux frontière à l'aigle noir jetés à terre, les filles au grand nœud noir se jetant sur la poitrine des soldats, l'entrée triomphale à Mulhouse. Peu après, on avait su qu'il avait fallu évacuer Mulhouse, les nouvelles de ce côté étaient devenues plus rares et plus vagues, mais d'autres sujets nourrissaient l'enthousiasme le «rouleau compresseur» russe, les Cosaques à 5 étapes de Berlin, le blocus anglais qui déjà commençait à affamer l'Allemagne.
L'entrée des Allemands à Bruxelles avait jeté une ombre, mais on apprenait en même temps que les Français entraient, eux aussi, en Belgique, dans la région de Charleroi.
On se battait en Belgique, en Lorraine, en Alsace. Les civils lisaient le communiqué et plantaient de petits drapeaux sur la carte. La ligne de ces petits drapeaux ne bougeait guère et de longs trains de blessés passaient dans les gares. Ce n'était pas la marche triomphale espérée, c'était la guerre contre un ennemi barbare qui ne respectait rien, qui «commettait des atrocités». Une lutte à mort avait commencé. Ceux qui murmuraient que des corps d'armée avaient flanché, battaient en retraite, étaient des défaitistes ou des espions. Le premier drapeau pris à l'ennemi était exposé à une fenêtre du ministère de la Guerre. «Pendu comme une loque humaine de Montfaucon, comme un gibier destiné à se décomposer lentement», écrivait H. Lavedan.
Le 25 août, le communiqué avait annoncé que «notre offensive n'avait pu percer les lignes allemandes». Il fallait nous replier un peu et attendre une occasion meilleure. Un repli en Belgique n'avait rien de dramatique, ni faire perdre confiance. Patience, on commençait à lire ce mot ici et là. Alors avait éclaté le coup de tonnerre «De la Somme aux Vosges... Les forces allemandes paraissent avoir ralenti leur marche.»
Une mer humaine déferle
La retraite générale des armées françaises avait commencé le 24 août, après le repli de la 5ème armée, menacée d'enveloppement à Charleroi. Le 27, les Allemands avaient pris Lille et Mézières, Longwy capitulait. Le 28, la 1ère armée allemande avait enlevé les passages de la Somme vers Péronne. La retraite française continuait.
Ce n'était pas une déroute, mais une retraite, ce qui veut dire que, dans l'ensemble, le grand mouvement s'exécutait en ordre. Une mer humaine, plus d'un million de soldats, refluait vers le sud, mais cette mer était contenue, canalisée, divisée en fleuves qui s'écoulaient par des itinéraires choisis par le commandement.
Les habitants des villes, des bourgs et des villages qui avaient vu monter la cavalerie, puis l'infanterie, puis l'artillerie et les convois de munitions et d'approvisionnements voyaient redescendre l'armée en ordre inverse les convois, l'artillerie, l'infanterie, les cavaliers, et parfois encore quelques canons qui couvraient la retraite.
Les moissons étaient faites, le temps demeurait au beau fixe, un des étés les plus royaux depuis cent cinquante ans. Le village engourdi dans la chaleur entendait au loin quelques coups de canon espacés, les femmes sortaient devant les portes «Qu'est‑ce que c'est ?» Un instant plus tard arrivaient les voitures. Les conducteurs allaient à pied, à la tête des chevaux, tenant les bêtes par la bride. Leur uniforme était gris de poussière. Les artilleurs qui venaient ensuite marchaient auprès de leurs pièces et de leurs caissons comme en convois funèbres. Les merveilleux canons de 75 paraissaient étrangement petits, leur peinture était comme brûlée. Ensuite venait l'infanterie.
Les fantassins ne marchaient pas au pas, mais ils allaient en rangs, à 8 de front; leur fleuve remplissait toute la largeur d'une route, remplissait jusqu'aux murs la grand‑rue d'un village. Tous les visages sans exception étaient mangés de barbe, une barbe de plusieurs jours, et creusés de fatigue. Une tristesse poignante se lisait dans les yeux de ces hommes qui regardaient droit devant eux, qui semblaient ne rien voir ni à droite ni à gauche, qui marchaient sans s'arrêter, sans jamais devoir s'arrêter, eût‑on dit, sans dire un mot. On n'entendait que le piétinement de cette masse d'hommes. Nul n'osait les questionner, comme s'ils revenaient d'un autre monde. Quelques‑uns avaient la tête bandée, un pansement qui dépassait sous le képi, d'autres une main bandée.
Dans certains bourgs le fleuve des soldats s'écoulait pendant une journée entière, pendant une journée et une nuit, pendant deux jours. Les femmes restaient une heure, deux heures, trois heures sur le seuil de leur maison, puis elles rentraient vaquer à leurs travaux ou s'asseoir, et elles continuaient à entendre le piétinement immense. Elles ressortaient et le fleuve s'écoulait toujours, et ainsi plusieurs fois. Le bruit de ce fleuve humain finissait par leur déchirer le cour, alors elles pleuraient.
Les cavaliers ne caracolent plus
Au mois d'août, dans la chaleur torride, les fantassins marchaient couverts de l'uniforme le plus irrationnel de tous les temps, uniforme‑cible, uniforme‑fardeau, pantalon rouge, longue capote de drap, tunique de drap, été comme hiver chemise en flanelle de coton et caleçons longs.
Par une sorte d'humour, les souliers d'uniforme s'appelaient brodequins, (nom d'un objrt de torture). Aucun militaire d'aucune armée du monde aujourd'hui n'accepterait de parcourir 20 kilomètres ainsi chaussé. Le fantassin marchait en tenant son fusil Lebel et en portant le barda insensé de près de 30 kilos au sommet duquel était souvent juché, le réglementaire fagot (bois pour allumer le feu au bivouac).
Des centaines de milliers de fantassins avaient marché 150 kilomètres et davantage, traversant de grandes forêts, sans balancer ce fagot de bois.
Ainsi en était‑il pendant la première semaine de la retraite, la plus grande retraite militaire qu'on ait vue dans l'histoire sur la terre de France.
Passaient aussi des voitures d'ambulance, insérées dans la colonne jusqu'à une gare d'embarquement. On apercevait par l'arrière des corps étendus, quelques visages terreux. Parfois les voitures étaient nombreuses, une longue file, et parfois elles s'arrêtaient pour que les blessés boivent ou fassent leurs besoins. Des femmes s'affairaient pour aider les infirmières, trouvant un sombre bonheur dans ce dévouement.
Avec les ultimes canons couvrant la retraite venaient les cavaliers. Leurs montures ne caracolaient certes pas. Pas un de ces chevaux n'eût été capable de seulement fournir un temps de trot. Les chevaux fourbus allaient au pas, si lentement qu'on eût dit qu'ils marchaient dans un rêve. Sur leur dos les cavaliers, en uniformes surgis d'un autre âge, dormaient les yeux ouverts. On voyait défiler dans cette lenteur solennelle des dragons casqués portant le sabre et la lance, des hussards dans leur bel uniforme à tunique bleu de ciel, trèfles blancs sur les épaules, culotte garance à passepoil bleu de ciel; sur cette beauté, la poussière de la défaite, et des uniformes étaient déchirés. Et l'on voyait passer aussi des cuirassiers, housse cachou sur le casque, sabre droit, carabine dans la botte droite; cavaliers semblables à des tours, certains régiments le torse pris dans la cuirasse de 1870. Comme parmi les fantassins, quelques‑uns de ces hommes portaient des pansements, surtout à la tête.
D'autres villages, ou les mêmes, voyaient défiler des colonnes de réfugiés qui précédaient les armées, les suivaient, ou marchaient sur des itinéraires parallèles. Des gendarmes dirigeaient ces civils vers telle ou telle route, les arrêtaient, les remettaient en marche.
La mémoire collective a imprimé le spectacle d'une population civile fuyant devant l'invasion. Mais ces foules sur les routes d'août et septembre 1914 avaient une misère bien à elles. D'abord, elles étaient grises, poudreuses. La plupart de ces gens de la Belgique et du nord de la France avaient mis pour fuir leurs noirs vêtements du dimanche, que la poussière des routes avait recouverts. Les routes, alors, sous le soleil étaient blanches. Des charrettes traînées par des chevaux, des bœufs contenaient des enfants et des vieillards et l'on voyait aussi tous les misérables petits véhicules des exodes charrettes à bras, voitures d'enfant, brouettes; pas d'autos,.... Les marcheurs, poudreux, harassés, n'avaient aucune idée de leur destination, aucune intention; ils allaient droit vers le sud. Si pitoyables que des villageois prêts à fuir renonçaient voyant passer le cortège de désolation.
Parfois les gendarmes, pour faire place à une colonne de soldats, pressaient rudement cette foule aux yeux fixes, au regard hébété d'êtres aux limites de la résistance. De pauvres couples de vieillards, mari et femme bras dessus bras dessous, appuyés l'un à l'autre comme au long du long chemin de leur vie, tentaient alors désespérément de hâter le pas; puis, écartés sur les bas‑côtés et jusque dans les champs, ils tombaient là épuisés. De chaque côté de la route une frange d'épaves humaines marquait le passage du cortège, vieux et vieilles morts de congestion sous le soleil, enfants perdus, mères en larmes. L'ordre de la retraite était à ce prix.
Les soldats qui moins de trois semaines plus tôt avaient gaiement marché vers la frontière, vers la victoire, ouvraient devant eux ces fleuves de misère pour battre en retraite, toujours plus au sud, jour après jour et personne ne savait jusqu'à quand.
Avant tout, l'offensive
En 1913, le colonel de Grandmaison, de l'état‑major général, avait prononcé, à l'Ecole de guerre, 2 conférences qui avaient galvanisé les auditeurs
«Les facteurs moraux ne sont pas les plus importants, mais ce sont les seuls qui comptent à la guerre. Dans la pratique, il faudra tout sacrifier à l'étreinte immédiate destinée à donner à l'adversaire la mentalité d'un homme qui se défend, sans trop se préoccuper des erreurs de détail, des risques accessoires et des chances d'insuccès; dans l'offensive, l'imprudence est la meilleure des sûretés. On doit se contenter de rechercher où est l'ennemi pour l'attaquer; ce qu'il veut faire importe peu puisque nous avons la prétention de lui imposer notre volonté... Notre conclusion sera qu'il faut se préparer à l'offensive et y préparer les autres en cultivant avec passion, avec exagération et jusque dans les détails infimes de l'instruction, tout ce qui porte, si peu que ce soit, la marque de l'esprit offensif. Allons jusqu'à l'excès, et ce n'est peut‑être pas assez...»
Le « Règlement sur la conduite des grandes unités », daté du 28 octobre 1913, avait été inspiré directement de ces principes. «L'offensive seule conduit à des résultats positifs », y lisait‑on.
Rester sur la défensive était tenu pour le pire mal, une attitude héritée de la défaite de 1870 et devant conduire à un nouveau désastre. Le 8 août 1914, les armées françaises concentrées face à l'est sur un front oblique de Belfort à Hirson (Aisne) avaient reçu l'instruction générale n°1 qui fixait à chacune son premier objectif et que résumait une phrase majestueuse «L'intention du général commandant en chef est de rechercher la bataille, toutes forces réunies, en appuyant sur le Rhin la droite de son dispositif général». Le paragraphe final invitait les commandants d'armées à «prendre immédiatement les dispositions préparatoires de nature à faciliter l'offensive et à la rendre foudroyante».
La foudre n'avait pas frappé les armées ennemies. La bataille des frontières avait duré du 17 au 24 août et, le 24, le générai Joffre avait écrit «notre offensive générale en Belgique étant définitivement enrayée», nous étions «condamnés à une défensive appuyée sur nos places fortes et aux grands obstacles du terrain, afin de durer le plus longtemps possible, en nous efforçant d'user l'ennemi et de reprendre l'offensive le moment venu».
Le général avait aussi envoyé un compte-rendu à René Viviani. Ce document contenait une phrase que nombre d'anciens combattants ont longtemps eue sur le cœur: «Nos corps d'armée n'ont pas montré en rase campagne les qualités offensives que nous avaient fait espérer les succès partiels du début, succès obtenus surtout dans des opérations de montagne».
Baïonnettes contre mitrailleuses
Un lieutenant du 103ème R.I. témoigne: «Nous avons attaqué à Ethe près de Virton, dans l'Ardenne. Je vous assure que les hommes avaient envie d'en découdre. Tout le monde était patriote. Mes soldats disaient qu'il fallait en mettre un coup, fermer sa gueule à Guillaume.
Notre régiment s'est avancé sans éclairage, les flancs à découvert dans un pays boisé, au milieu d'un brouillard épais qui a duré près de 24 heures. Le général Félineau, chef de la 14° brigade, était inquiet de cette marche à l'aveuglette; il a fait part de son appréhension au général de Trentinian, qui commandait la division.
Les circonstances ont voulu que je passe à ce moment juste à côté de ces deux généraux. J'entends encore Trentinian répondre du haut de son cheval «Vous êtes bien timide, général!» Nous avons continué. Les Allemands étaient dans le pays depuis 5 jours, ils nous attendaient. Ils avaient profité du brouillard pour installer leur artillerie dans les bois sur les hauteurs, tout autour d'Ethe, leur infanterie avait évacué le bourg et quand nous sommes arrivés au fond de cette cuvette, ils nous sont tombés dessus. Leurs obus ont écrasé notre artillerie alors qu'elle débouchait à peine, et tout un régiment de hussards a été taillé en pièce… Les hommes n'ont pas lâché pied. Ma compagnie s'est élancée à l'assaut de la gare d'Ethe, défendue par un régiment de Wurtembergeois. Les hommes tiraient couchés, se levaient, se jetaient en avant, se couchaient et tiraient, s'élançaient encore. Le «Règlement sur le service en campagne» prévoyait qu'en 20 secondes la ligne d'assaut pouvait parcourir 50m avant que l'infanterie ennemie qui venait de tirer n'ait eu le temps d'épauler, de viser, de tirer de nouveau. Les auteurs du «Règlement » avaient simplement oublié l'existence des mitrailleuses.
Nous entendions distinctement deux de ces moulins à café; à chaque bond, notre ligne s'éclaircissait. A la fin, le capitaine a commandé: «A la baïonnette !» Il était midi, le brouillard s'était depuis longtemps dissipé, il faisait même rudement chaud. Les hommes, chargés du sac, ont commencé à courir lourdement sur cette prairie à contre‑pente, tambour battant, clairon sonnant la charge. Nous ne sommes même pas arrivés jusqu'aux Wurtembergeois, tout le monde était tombé avant. J'étais parmi les blessés, je suis resté là, j'ai été ramassé après une contre-attaque... »
La loi du nombre
Les Allemands avaient un goût pour la contre‑offensive tactique, ils s'y étaient entraînés, ils y brillaient. En Alsace comme dans le secteur de Virton, ils avaient attendu les Français. Dès les premières rencontres, ils avaient mis en batterie des canons de 150 et de 210 d'une portée presque double de celle du seul canon lourd de campagne français, le 155 Rimailho. Leurs mitrailleuses n'étaient pas meilleures que les mitrailleuses françaises, mais ils en avaient davantage et les utilisaient mieux; leur 77 ne valait pas le 75, mais leurs batteries étaient presque toujours mieux camouflées. Une autre raison de l'avantage qu'ils prirent dans les combats du début est que, presque partout, ils étaient les plus nombreux.
En mai 1914, l'état‑major général s'était procuré le plan de mobilisation de l'armée allemande On y lisait cette phrase en toutes lettres: «Les troupes de réserve seront employées comme des troupes actives».
Les conseillers du général n'avaient pas ajouté foi à cette assertion parce qu'elle allait à l'encontre de leurs propres hypothèses et eût obligé à reconsidérer tout le plan de concentration français (Plan 17) établi selon le postulat que les Allemands, même s'ils entraient en Belgique, ne pousseraient pas leurs opérations plus au nord que Namur.
Le 13 juillet 1914, l'état‑major général, ayant terminé l'étude du document allemand, estimait les effectifs qui seraient concentrés contre la France à 20 corps d'armée actifs, 10 corps de réserve, 8 divisions de cavalerie et 8 divisions de réserve, soit au total 68 divisions. Or les Allemands allaient amener au combat 78 divisions plus 14 brigades de landwehr et 10 divisions de cavalerie.
«Il faut l'avouer, a écrit Joffre dans ses Mémoires, l'emploi que les Allemands ont fait en août 1914 de leur corps d'armée de réserve a été une surprise pour nous et cette surprise est à l'origine des erreurs qui ont été commises, en particulier en ce qui concerne l'étendue de leur manœuvre vers le nord».
La loi de la guerre a sanctionné durement ces erreurs, elle a donné ses conséquences à la foi aveugle dans l'offensive exprimée dans le «Règlement de 1913 sur la conduite des grandes unités» et dans le «Règlement» de la même année «sur le service en campagne». Afin de rendre tout leur sens à ces batailles en pantalons rouges auxquelles la légende donnerait parfois presque un air de fête, inscrivons sans plus tarder le chiffre des pertes françaises d'août et septembre 1914: 329 000 tués, disparus, prisonniers, morts dans les hôpitaux; en 2 mois, environ le 1/6ème des pertes totales de la guerre.
Les deux premiers morts groisillons, Joseph Marie COUGOULAT, affecté au 118ème R.I. et Emile Eugène LE CLAINCHE, affecté au 62ème RI, tombèrent durant cette période.
les uhlans se dérobent
Le commandement français pensait que les armées allemandes seraient éclairées à distance par de vastes écrans de cavalerie que la cavalerie française percerait pour aller reconnaître la masse ennemie.
Les Français se montrèrent très supérieurs dans le combat à cheval les rares fois où de telles rencontres se produisirent. Le plus souvent, les uhlans exécutaient des raids et se repliaient ensuite derrière leurs soutiens d'infanterie. Les cavaliers français arrivaient alors devant des mitrailleuses, parfois devant des canons, et c'était le massacre.
La cavalerie française n'avait pas de soutien d'infanterie et presque pas de mitrailleuses, seulement deux par brigade, parce qu'on avait décidé qu'elle devait être aussi mobile que possible. Pour la même raison, on ne l'avait pas alourdie d'une intendance. Quinze mille hommes et 10 000 chevaux devaient «vivre sur le pays» en réquisitionnant vivres et fourrage.
Les cuirassiers et les dragons étaient armés du sabre droit dit «latte», les hussards et les chasseurs à cheval du sabre courbe dit «bancal». Les dragons ainsi qu'un régiment de chasseurs à cheval avaient en outre une lance, en bambou ou en acier creux. La seule arme à feu de tous ces cavaliers était la carabine à chargeur modèle 1890.
Le corps Sordet avait reçu pour mission de « déblayer le pays de la cavalerie adverse ». Comme celle‑ci se morcelait et se dérobait en tous sens, le corps français parcourait une moyenne de 60 km par jour sans un jour de repos, attendu à chaque étape par un nouvel ordre de mission, 6 missions en directions différentes entre le 15 et le 17 août. Le commandement semblait croire qu'il s'agissait non de cavalerie, mais d'automobiles, et d'ailleurs aucune unité motorisée n'aurait résisté à ce carrousel incessant. Les premiers martyrs de la guerre furent les chevaux de guerre français, fourbus et déferrés, affamés, mourant de soif.
«Sordet, qui a peu combattu, dort, écrivait à Joffre le ministre de la Guerre Messimy. C'est inadmissible». Le commandement avait en effet réussi à mettre sur les boulets le corps Sordet sans lui donner l'occasion ni les moyens de livrer une véritable bataille, et il était exact que la cavalerie des armées en retraite, épuisée, dormait en marchant.
La nouvelle du grand recul des armées françaises se répandait chaque jour un peu plus loin en arrière. «Les Prussiens vont arriver !» Dans les campagnes, on disait encore les Prussiens, comme en 1870, ou les Pruscos, rarement les Allemands, pas encore les Boches. Une des premières précautions à prendre contre l'invasion était de cacher les trésors peu transportables. Chacun creusait des trous dans son jardin, la nuit de préférence, pour éviter l'œil du voisin.
Ensuite se posait la question «Est‑ce qu'on part, est‑ce qu'on reste ?» Certains partaient et revenaient quelques heures plus tard, ayant trouvé les routes bloquées pour l'armée, ou pleines du flot lamentable des réfugiés. Le quart de la France se préparait à son malheur traditionnel.